culture, informations, musique, lecture, cuisine, bricolage, broderie...un peu chaque jour
Je suis seule dans l'appartement, ma fille dort.
Il fait très chaud, pas un souffle d'air...et la ville est anormalement calme...un silence lourd, assourdissant.
J'étouffe dans cette quiétude, je sursaute au souffle rapide de mon enfant.
Penchée au-dessus de son berceau, je surveille son sommeil..elle fait des petits bruits,..la fièvre a fait perler des gouttes de sueur sur son front et les ailes de nez.
J'essuie délicatement sa peau à l'aide d'un mouchoir de coton fin, après l'avoir trempé dans la bassine en émail sur le guéridon.
J'ai fermé les volets à persiennes pour éloigner les rayons du soleil.
Il fait beau, mais ce beau temps n'arrive pas à me dérider...
Il fait beau, mais je frissonne...
Cette journée n'est pas une bonne journée, ces derniers jours sont emprunts de séparations, de faux sourires, de fausses paroles rassurantes. La peur s'est faufilée en chacun de nous, jusqu'à nous interdire le futur et nous murer dans un pesant présent.
Mon mari est parti, et a promis de revenir vite. Une étreinte silencieuse dans laquelle nous abandonnions nos sentiments. Il fallait qu'il parte avec les garçons pour les mettre à l'abri. Ils sont grands, beaux et forts, mais ils sont trop bruns, trop marqués en des temps où il est préférable d'être blond, châtain...
On devait tous partir, mais la petite est tombée malade, et la famille qui devait nous recevoir a demandé d'attendre pour l'enfant malade...on ne sait pas ce qu'elle a. Et les médicaments manquent cruellement. J'ai sommé mon mari de partir. Avec les garçons.
Les savoir à l'abri me soulage.
Je jette un coup d’œil sur la valise fermée, près de la porte . Bientôt, je serai loin d'ici...en sécurité?...un sentiment dont j'ai du mal à me souvenir !
Nous sommes bruns, nous avons des cheveux épais, une peau mate...à part notre fille...ses yeux sont presque verts, sa peau blanche et les cheveux châtains...Sa naissance a été une source de bonheur pour notre famille, même si, cachée au fond de notre esprit, une petite voix nous parlait du danger...elle m'arrache un sourire...un faible sourire...
Avant de les entendre, je les pressens..l'ambiance change, se charge de tension...puis, des coups de sifflets, le moteur des camions, des pas précipités dans la rue, les escaliers.
Ils sont là, soudain si nombreux, mais une seule voix, celle des ordres...des bruits d'arrestations courraient, mais il se disait tant de choses! Et puis les français ne peuvent pas se retourner contre des français, on est une nation unie. Et puis, on dit surtout que les arrestations concerneraient les hommes. Et ses hommes à elle sont bien à l'abri. On n'arrête pas des enfants, ni des femmes!
Mon cœur bat à l'unisson de l'agitation, se mêlant au vacarme...
La porte vole et s'ouvre sur deux solides policiers...des français...elle se sent soulagée, malgré la violence de la scène.
-Toute la famille dehors...vous êtes cinq ?
-Non, je suis seule avec ma fille, elle est malade, regardez, on ne peut pas sortir, suppliai-je!
-Je ne veux rien savoir, prenez le strict nécessaire pour quelques jours.
Je sens bien que je n'arriverai pas à faire fléchir ces hommes. Ils sont pressés, tendus, le visage fermé.
Je vois toutes les familles de l'immeuble descendre les escaliers sous bonne escorte, j' entends des pleurs, des gémissements...la peur me saisit. Je sais. Je sais que je me dirige vers l'ultime danger. Je sais mais je n'ai pas peur pour moi, j'ai peur pour elle.
Elle, il faut la mettre à l'abri. La situation s'emballe. On me surveille pendant que je fais un petit bagage pour mon enfant. J'ai brodé son prénom sur ses petits draps, à l'intérieur de son bonnet de dentelle...je l'en coiffe.
Je la porte contre moi et la serre un peu trop fort. Sous cette pression, elle ouvre délicatement ses paupières et son regard me saisit.
-Regarde-moi, ma Jolie, je te regarde...écoute tout ce que j'ai à te dire...
Je murmure, je geins des mots d'amour ultimes. Je veux tout lui dire.
Les escaliers sont ouverts sur l'extérieur, je suis sur le bord extérieur et en-dessous, une jeune femme, sans étoile jaune, me regarde gravement. Pourquoi moi? Puis je comprends, elle regarde mon enfant et contemple le lien que je tisse violemment, là!
C'est notre chance, c'est le moment.
Je lui tends ma fille, emmaillotée dans ses draps de coton délicat et son bonnet. Son regard tourné vers elle. Je me défais de mes entrailles, de mon sang, de ma chair pour une renaissance. Je supplie:
-Sauvez-la. Elle s'appelle Justine.Je reviendrai...
Elle tend les bras, la saisit et fait volte face, sa précieuse charge dans ses bras serrés.
Je gémis, terrassée...le lien se déchire.
Je bouge difficilement et j'entends au loin la voix de mon mari...
-Réveille-toi, tu fais un cauchemar!
Non, il ne faut pas que je la perde, il faut que je retourne là-bas. Je dois vivre et la retrouver. Mais comment je vais faire pour la retrouver, je n'ai même pas demandé le nom de cette femme...quelle folie! Pourquoi?
Je suis secouée doucement par mon mari et je me réveille toute en pleurs dans ses bras!
Je n'arrive pas à me sortir de cette ambiance épouvantable.
Je me décide à me lever, et je vais jeter un coup d’œil dans la chambre de Justine. Elle est là, respire régulièrement, n'a pas de fièvre et n'est pas en danger. Je respire longuement pour me reprendre.
Dans la cuisine, nous sommes attablés pour le petit déjeuner et je raconte mon cauchemar à mon mari...je bois doucement mon café, tout au bonheur de vivre une époque sans malheur, sans persécution, dans un pays libre. J'en ai une conscience aiguë et reconnaissante.
La radio scinde les secondes de 8 heures et nous écoutons distraitement les nouvelles:
- Nous sommes le 16 Juillet, triste anniversaire du Vél D'hiv....En 1942, plus de 13 000 juifs, dont plus de 4000 enfants ont été arrêtés et parqués trois jours à l'intérieur du Vélodrome d'Hiver. La plupart ont été déportés vers Auschwitz.
Seule photo existante..des lettres ont été retrouvées, sorties clandestinement du vélodrome. Je recommande le livre de Tatiana de Rosnay:"Elle s'appelait Sarah", et le film si juste et vrai.Le vélodrome a été rasé en 1959 pour une annexe du ministère de l'intérieur, rue Nélaton, dans le XV° arrondissement....Curieux....
Mais il faut savoir que plus de 13 000 juifs furent sauvés ces jours-là, grâce à des fonctionnaires français entrés en résistance.
Cette nuit-là, j'ai vécu la rafle ....un peu comme si les morts m'obligeaient à me souvenir...